La Révolution ou la Guerre

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« Vas-y, répéta impatiemment Ryan. Qu’est-ce que tu vois ?

—  Des champs, répondit Jon. Des champs dorés aussi radieux que le soleil. Des champs et des parcs. Des parcs immenses. Du vert qui se mêle au jaune. Des allées que les gens peuvent suivre.

—  Quoi d’autre ?

—  Des hommes et des femmes portant la toge. Ils marchent dans les allées sous les arbres. L’air est doux et frais. Le ciel bleu vif. Il y a des oiseaux, des animaux. Des animaux qui vont et viennent dans les parcs. Des papillons. Des océans. Des océans d’eau claire avec des vagues qui clapotent. »[1]

Jon’s world. Philip K. Dick. In Time to Come, 1954 

* * *

Les ravages du capitalisme furent, sont et seront encore tellement considérables, depuis un siècle et demi et pour toujours, qu’il nous a semblé naturel de leur consacrer une exposition. Le texte ci-dessous est un compte rendu de lecture transversal visant, à travers différents extraits de textes référents, à montrer pourquoi ces sujets nous hantent.

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La Révolution ou la Guerre

 

1/ La guerre

Comment évoquer la guerre lorsqu’on ne l’a pas vécue ? Comment évoquer la mort lorsqu’on a toujours été bien vivant ? Comment écouter le témoignage de ceux qui l’ont traversée et ce témoignage peut-il être objectif étant donné l’impossible neutralité des victimes comme des bourreaux ? 

La guerre a-t-elle-même une définition ?

J’ai demandé, on ne m’a pas répondu.

C’est que la guerre est une réalité intime. Elle se partage entre initiés et ne se transmet pas à la demande. Celui qui l’attrape la conserve secrètement, en lui-même.

« J’ai toujours dormi ainsi, dans le bruit atroce depuis décembre 14. J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête » [2] écrit Céline dès les premières pages de son roman posthume.

Ça en impose. Il dit et on écoute.

L’instant transcendant.

Le dernier évènement sacré qui résiste à la fin de l’histoire que le matérialisme impose. La mise à plat de tout édifice. L’annulation de tout acquis. La destruction de toute civilisation. L’anéantissement de tout principe est son principe. La guerre n’a pas de loi.

Le récit oui, on peut s’y atteler.

Le récit ; notre guide au théâtre de la guerre.

« Puissant prince, dit-il, gloire à ton nom, l’honneur et la joie t’accompagnent !

Toi qui t’en es venu du royaume de France pour conduire l’armée de la sainte croisade et restaurer l’Église en ses droits bafoués, écoute c’est un ordre : il faut que tu remettes Centule d’Astarac, qui s’est à toi rendu, à messire Amaury. C’est à lui que revient le devoir de le faire pendre, ou brûler vif. Et abandonne-lui les gens de cette ville. Ils sont tous hérétiques, ils doivent tous mourir. »[3]

(…)

« Le massacre commence. Enfants menus, pucelles, dames nobles, barons, vêtements arrachés, sont taillés à l’épée, découpés en morceaux. Quartiers de chairs, sang clair, poitrines et cervelles, membres, corps éventrés de haut en bas fendus, entailles, foies et cœurs couvrent partout le sol. On dirait que du ciel ils sont tombés à verse. Le sang en longs ruisseaux se répand par la ville, la terre et le marais. Ni femme, ni mari, ni jeune, ni chenu n’en réchappe, personne, sauf peut-être (qui sait ?) quelque enfant bien caché. Le carnage achevé, on incendie Marmande.

Alors sir Louis lève le camp et prend le chemin de Toulouse »[4].

* * *

Alors ?

« Qu’est-ce que la guerre ? »

Carl von Clausewitz titre par cette question le chapitre premier du son traité[5]. Mais il n’y répond pas. Pas dans le sens que nous espérions. Il examine la guerre « dans chacun de ses éléments, puis dans chacune de ses parties », du point de vue utilitaire et concret de ce qu’on appellerait aujourd’hui un manuel de « management ».

Mais il ne répond pas à la question qui nous anime : Qu’est-ce que ce phénomène ?

A-t-il une signification anthropologique ou ontologique ?

La seconde partie, « définition », de ce même chapitre commence ainsi : « Pour définir la guerre nous nous en tiendrons à ce qui en constitue l’élément primordial, le combat singulier. La guerre est un combat singulier agrandi, et la lutte entre deux hommes est l’image qui permet le mieux à la pensée de se représenter en un acte unique le nombre indéterminé de combats dont une guerre se compose. »

Cette traduction de la pensée de Clausewitz étonne par son raccourci. Non, la guerre n’est pas un combat agrandi de deux hommes, ce serait une abstraction trop simpliste, ignorante des jeux complexes d’intrications stratégiques, économiques, politiques, géopolitiques… qui dépassent l’entendement des individus par leurs incompréhensibles violences.

La version d’origine en langue allemande de cette introduction commence ainsi : « Wir wollen hier nicht erst in eine schwerfällige publizistische Definition des Krieges hineinsteigen, sondern uns an das Element desselben halten, an den Zweikampf. Der Krieg ist nichts als ein erweiterter Zweikampf. Wollen wir uns die Unzahl der einzelnen Zweikämpfe, aus denen er besteht, als Einheit denken, so tun wir besser, uns zwei Ringende vorzustellen. »

Dont la traduction littérale en ligne donne ceci : « Nous ne voulons pas nous lancer ici dans une lourde définition publicitaire de la guerre, mais nous en tenir à son élément, le duel. La guerre n'est qu'un duel élargi. Si nous voulons penser à la multitude de duels individuels qui la composent comme à une unité, nous ferions mieux de nous imaginer deux lutteurs.»

« publizistische Definition » signifie à peu près : définition « éditoriale », « journalistique » ou même « publicitaire ».

Avec cette précision, Clausewitz nous défend de toute vulgarisation trop rapide de sa pensée. Et pourtant les citations les plus courantes que l’on trouve ici ou là de ce passage reprennent allègrement le mot « duel », qui ne se trouve même pas dans la version française d’origine, et qui ne correspond pas à l’étymologie des mots « Zweikampf » et « vorzustellen ». Ceux-ci évoquent effectivement la présentation, l’adversité, la dualité, le combat… mais ne font pas référence au code d’honneur très particulier du combat devant témoins impliquant une dimension morale, intime, psychologique, voir sentimentale de réparation, s'adressant principalement à la noblesse formée à l'escrime et au tir, qu’évoque le mot français « duel ».

On remarque que le mot « duel » qui s’écrivait « duelle » vient du latin « duellum » provenant lui-même de l’ancien « bellum » — et non du latin « duo » deux. Mais chargé par la suite du code d’honneur que l’on connait, il s’en distingue définitivement.

En allemand, on trouve d’ailleurs le mot « duell », de la même racine latine, que Clausewitz n’utilise pas. Alors pourquoi cette trahison évidente dans les traductions usuelles ?

Parce qu’elle offre un meilleur récit.

Parce qu’elle impulse un imaginaire romantique, une raison, une dignité, de l’esprit peut-être à ce qui n’en a pas. Elle ouvre une porte sur un sens supérieur que Clausewitz lui-même, n’ouvre pas.

Les citations ne manquent pas, issues de narrations historiques ou fantastiques, à propos de la guerre. Nous pourrions les lister à l’infini, mais là n’est plus notre propos qui, prosaïquement, vise à souligner que, à son évocation même, l’insensé se traduit par la fiction.

« Je vais vous raconter mon histoire pleine de mystère et d'intrigues, d'ironie, mais surtout satirique.

Elle se passe dans un futur possible. Aucun de ces évènements n'a encore eu lieu. Mais ils le pourraient. Prenez garde ou vous finirez comme moi. Dans ce conte, je suis faux dieu de mon métier et magicien par nature. Merlin est mon héros. Je suis celui qui tire les ficelles. Je manipule nombre de personnages et évènements que vous verrez. Mais j'ai également été inventé pour vous divertir et vous amuser. Et vous, pauvres créatures, qui vous a fait surgir de la glaise ? »

Le narrateur in Zardoz, de John Boorman, 1974 

* * *

« Les horreurs et les calamités sans nom de la guerre qui se prolonge rendent la situation des masses intolérable et accroissent leur indignation. La révolution prolétarienne internationale mûrit manifestement. La question de son attitude envers l’État acquiert une importance pratique. »[6]

Lénine, août 1917.

 

2/ La révolution

Du latin revolutionem. Composé de la racine volv- : rouler et du préfixe  re- : retour, recommencement, et du suffixe nominal -tio qui donne en français - tion. Cela, on le comprend aisément, ainsi que son application mécanique pour tout ce qui accomplit un cycle.

Alors voici ce qu’indique le CNRTL[7] : « Empr. au b. lat. et lat. chrét. revolutio : révolution, retour du temps; cycle, retour des âmes par la métempsychose ».

La métempsychose étant la doctrine de la transmigration des âmes, selon laquelle une même âme peut animer successivement plusieurs corps, elle suppose la préexistence de l’âme, c’est-à-dire son immortalité, d’une part, et la dualité du corps et de l’âme d’autre part.

On se demande quelle relation cette étymologie entretiendrait avec l’idée de « révolution » telle que nous l’entendons à l’époque moderne, et si elle apparait dans les écrits historiques.   

 « Mais la révolution va jusqu’au fond des choses. Elle ne traverse encore que le purgatoire. Elle mène son affaire avec méthode. (…) » [8]. Citant Marx, Lénine nous avertit que l’âme de la révolution est juste, mais pas exempte de crimes.

Ce que la poésie[9] de Victor Hugo développe ainsi :

« XXVI Les révolutions, (…)

Oui, l'on sentit, ainsi qu'à tous les avatars,

Le tressaillement sourd du flanc des destinées,

Quand, montant lentement son escalier d'années, (…)

A chaque changement d'âge de l'âme humaine, (…)

L'éternel sablier des siècles s'arrêta,(…)

Et l'on vit une main qui retournait le temps.(…)

Que tout recommençait, qu'on entrait dans la phase, (…) »

Comprendre : «  l’escalier damné », ou encore « l’escalier des (avatars / destinées) damnés » au retour d’un cycle du temps  (montant /  arrêta / recommençait), telle l’échelle de Jacob.

Et plus loin :

« Et moi, devant l'histoire aux horizons sans nombre,
Je tremble, et j'ai le même éblouissement sombre,
Car c'est voir Dieu que voir les grandes lois du sort. »

Comprendre : l’humanité n’échappe pas au sort jeté de la main qui se joue du temps.

Cette « fatalité » est, en d’autres termes stratégiques, évoquée par Lénine qui, citant Karl Marx plus loin dans le même texte, souligne la vanité du pouvoir répressif devant l’inéluctable renversement.

« La république parlementaire, enfin, se vit contrainte, dans sa lutte contre la révolution, de renforcer par ses mesures de répression les moyens d’action et la centralisation du pouvoir gouvernemental. Tous les bouleversements n’ont fait que perfectionner cette machine au lieu de la briser (souligné par nous). Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le pouvoir considérèrent la conquête de cet immense édifice d’État comme la principale proie des vainqueurs. »

Ici, on peut comprendre  le renversement sémantique comme consubstantiel au renversement stratégique. L’État perfectionné devient le trophée des partis qui en convoitent la puissance. Il s’agit d’une image féodale dans un temps politique : La place forte assiégée se trouve piégée dans ses propres fortifications à l’avantage de l’assaillant. Qualifier l’État de « proie des vainqueurs » n’est pas anodin puisqu’il s’agit de rallier la majorité de la population, c’est-à-dire le prolétariat, dans l’élan d’une chasse libératoire (sacrificielle). Cela suppose, et c’est le but du propos, de poser l’État comme un ennemi animal (organique, corporel) extérieur à la société. « Il faut la briser, la démolir ».

« Engels développe la notion de ce « pouvoir » qui s’appelle l’État, pouvoir issu de la société, mais se plaçant au-dessus d’elle et lui devenant de plus en plus étranger »[10].

Et reprenant les mots mêmes du texte de Marx qui écrit : « immense organisation », « effroyable corps parasite », Lénine surenchérit ainsi : « La bureaucratie et l’armée permanente sont des « parasites » sur le corps de la société bourgeoise, des parasites engendrés par les contradictions internes qui déchirent cette société, mais très exactement des parasites qui « bouchent ses pores vitaux. »

 « … que la violence joue encore dans l’histoire un autre rôle (que celui d’être source du mal), un rôle révolutionnaire : que, selon les paroles de Marx, elle soit l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flanc. » (…)

« Sans révolution violente, il est impossible de substituer l’État prolétarien à l’État bourgeois ».

Et citant Engels dans le même chapitre, Lénine conclut par l’inéluctable imparfait de l’indicatif « l’État était le représentant officiel de toute la société, sa synthèse en un corps visible (…) : dans l’antiquité, l’État des citoyens propriétaires d’esclaves ; au Moyen Âge de la noblesse féodale ; à notre époque, de la bourgeoisie (…) dans l’oppression (du prolétariat) etc. » [11]

La multiplication des analogies de prédation organique parachève l’évocation du corps d’État « proie des vainqueurs » dont l’âme révolutionnaire prend « possession », en s’y substituant, pour mieux la détruire. Ici, point de fiction. « Ici, la question est posée de façon concrète et la déduction est éminemment précise, définie pratiquement tangible »[12]. On se garde bien d’en faire un récit qui risquerait d’en inspirer d’autres. La révolution demeure un fait « positif » et, c’est l’étrange paradoxe de son étymologie, par crainte de son « retour » un pouvoir désireux de se préserver lui préfèrera, et de loin : une guerre. Cqfd.

C’est sombre. Peut-on faire autrement ? Un siècle sanglant s’achève, c’est le XIXème, alors que démons et possédés sont déjà sur le retour pour le XXème.

 

* * *

 

« À guerre ouverte, tu ne pourras jamais vaincre les hommes, sur lesquels tu es désireux d’étendre ta volonté ; mais, avec la ruse, tu pourras lutter seul contre tous. Tu désires les richesses, les beaux palais et la gloire ? »[13]

 

* * *

 

«La guerre s’approche de sa triste fin. Elle n’a pas changé mes idées sur la vie, elle les a confirmées. Nous allons vers des temps difficiles. Être parmi les gens m’est encore plus nécessaire qu’avant la guerre. Notre place est dans les villes, surtout maintenant. Il nous faut exposer nos cœurs, nos nerfs aux cris de déception des gens trompés. Il faut être très près des gens. La seule justification de notre existence d’artiste, passablement superflue et égoïste, est de présenter aux gens une image de leur destin. Cela n’est possible que si on les aime.» [14]

Max Beckman

 

 

 



[1] Ses proches décideront de lobotomiser Jon, afin de le délivrer de ces visions insensées.

[2] Guerre. Louis-Ferdinand Céline, éditions Gallimard, 2021

[3] Évèque de Sainte à Louis de France. La prise et le sac de Marmande, 1219. In La Chanson de la Croisade Albigeoise. Traduction de Henri Gougaud, Lettres Gothiques 1989.

[4] La prise et le sac de Marmande, 1219. In La Chanson de la Croisade Albigeoise. Traduction de Henri Gougaud, Lettres Gothiques 1989.

[5] Carl von Clausewitz. Théorie de la grande guerre. Traduction par Lt-Colonel de Vatry. Librairie militaire de L. Baudoin et Cie, 1889 (Introduction, p. 3-31). chapitre 1: qu’est-ce que la guerre ?

[6] L’État et la Révolution. Préface de la première édition. Lénine, août 1917. Édition en langue étrangère. Troisième tirage, Pékin 1970.

[7] Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales

[8] L’État et la Révolution. Chapitre II.2. L'expérience des années 1848-1851. Le bilan d'une révolution. P32. Lénine cite le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, pp 98-99, 4eme édition allemande, Hambourg 1907, de Karl Marx.

[9] Œuvres complètes de Victor Hugo, Impr. nat., Poésie, tome XII. « Toute la lyre ». XXVI, Les Révolutions.

 

[10] L’État et la Révolution. Chapitre I.2.

[11] L’État et la Révolution. Chapitre I.4

[12] L’État et la Révolution. Chapitre II.2. L'expérience des années 1848-1851. Le bilan d'une révolution. P32. Lénine cite le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, pp 98-99, 4eme édition allemande, Hambourg 1907, de Karl Marx.

[13] Comte de Lautréamont. Les Chants de Maldoror, 1874. Chant deuxième. p79

[14] Max Beckman. Extrait de Schöpferische Konfession, Berlin, 1920, publié dans le catalogue de l’exposition «Paris-Berlin», Paris, MNAM, 1978